.@revistamito ::: Conversation avec #Stéphane_Vinolo : entre #philosophie et #BUEN_VIVIR.

C’est dans le cadre de leurs fonctions professionnelles au sein de l’Universidad Técnica Particular de Loja (UTPL) que le chemin de José Sarzi Amade et Leonor Taiano Campoverde a croisé celui du philosophe Stéphane Vinolo, lui-même employé de cette institution et participant du projet d’excellence « Prometeo ».

Plan Nacional para el Buen Vivir 2013 – 2017  

https://issuu.com/publisenplades/docs/senplades_despacho

En cette fin janvier 2015, sa mission s’acheva par une dissertation sur le questionnement philosophico-politique du plan national de « Buen Vivir », lancé en 2013 par le président équatorien Rafael Correa et qui constitue le socle de son mandat politique jusqu’en 2017.

Au-delà des considérations sur cette philosophie appliquée en vogue, les deux journalistes ont cru bon de s’arrêter sur la carrière et sur la pensée de Stéphane dont l’œuvre est déjà prolifique et dont le talent n’est plus à démontrer.

Non encore quadragénaire, Stéphane Vinolo est un philosophe français au parcours formatif et professionnel à l’international. Après avoir obtenu un Master à l’Université Paul Valéry de Montpellier en 2004, il devient docteur en philosophie en 2009 à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux. Depuis, il n’a cessé de dédier son temps à des penseurs contemporains tels que Alain Badiou, Jean-Luc Marion, René Girard et opte pour une philosophie de l’action, dans une acception politique et sociale. Aussi, il a multiplié les expériences professionnelles dans l’enseignement et a exposé ses idées dans de nombreux séminaires internationaux. Aujourd’hui, il continue son cheminement en tant que professeur à la Regent’s University London et compte déjà à son actif pas moins de 5 publications de livres dont certains ayant fait l’objet de traductions ― Alain Badiou, vivre en immortel (2014) ; Dieu n’a que faire de l’être – Introduction à l’œuvre de Jean-Luc Marion (2012) ; Clément Rosset, la philosophie comme anti-ontologie (2012) ; René Girard : Épistémologie du sacré, « en vérité, je vous le dis » (2007) ; René Girard : Du mimétisme à l’hominisation, la violence différante (2006) ― et de nombreux articles académiques.

Revista Mito: Stéphane, nous te remercions d’accorder cette entrevue en faveur du Journal culturel Mito. C’est avec grand plaisir que nous souhaitons t’adresser ces quelques questions en vue d’en savoir davantage sur toi et ta production académique. Tout d’abord, peux-tu en quelques mots nous renseigner sur ton parcours formatif et peut-être nous dire par quel biais tu es arrivé aux études philosophiques ?

Stéphane Vinolo: Bonjour José et Leonor et merci beaucoup pour votre invitation. Mon parcours est en fait celui de beaucoup d’étudiants en philosophie. Je suis arrivé à la philosophie grâce à l’école. Dès mon premier cours de philosophie en terminale, j’ai su que c’était ce que je voulais faire dans ma vie, parce que de nombreuses questions que je m’étais posées étant plus jeune trouvaient tout à coup, non pas des réponses, mais une problématisation plus précise et l’Histoire de la philosophie me donnait des maîtres à côté desquels marcher. Ce fut comme une fulgurance et une évidence. Probablement pour plusieurs raisons plus ou moins avouables. Bien sûr, il y a le désir de comprendre et donc de questionner, ce qui est un sentiment plutôt noble. Avec la philosophie et surtout avec le travail obstiné et patient de l’Histoire de la philosophie, c’est un nouveau monde qui s’ouvrait à moi. Je me rendais compte tout à coup que les questions que je posais étaient mal formulées ou supposaient que je résolve d’abord des décisions conceptuelles plus originaires. Mais il ne faut pas minimiser les déterminations plus sociales des choix et donc les raisons moins nobles. Il y a dans la philosophie une solitude essentielle qui m’a tout de suite attiré. Faire de la philosophie, c’est tout de même passer des heures et des heures à lire, à traduire et à écrire ; socialement, c’est donc fondamentalement un apprentissage de la solitude. Et cela me convenait parfaitement. J’ai toujours aimé cette idée de Renaud Camus selon laquelle la civilisation a rendu possible la solitude et non pas du tout la vie en groupe. Par la suite, ce double amour de la pensée et de la solitude m’a poursuivi jusqu’au doctorat et encore jusqu’à aujourd’hui, même si je dois souvent le payer au prix fort dans ma vie sociale et sentimentale.

R.M.: Une question en aparté qui pourrait nous éclairer sur la condition actuelle de la philosophie comme discipline d’enseignement : Dans le rôle qui incombe au professeur, à savoir celui de « passeur » d’idées et de savoirs, est-il encore possible aujourd’hui d’enseigner l’histoire de la pensée philosophique aux étudiants, à l’aune d’une époque où relativisme et conformisme d’esprit ont pris le dessus ?

S.V.: Je crois que les deux points que vous posez fort justement sont un peu différents. Le relativisme contemporain n’est pas ma position philosophique mais après tout c’est une position philosophique qui peut être défendue et argumentée. Je ne pense donc pas qu’elle soit un obstacle à l’apprentissage et à l’intérêt pour l’Histoire des idées. Elle est mon adversaire, mais mes adversaires ne me gênent pas, ils sont pour moi autant d’occasions d’énervement, de questionnent et donc in fine de pensée. En revanche, le conformisme est un véritable problème. Mais il me semble que le conformisme est une conséquence et non pas une cause. C’est à mon avis la conséquence de deux pathologies contemporaines : la paresse et le refus de toute douleur. Être conformiste c’est d’abord avoir délégué la fonction de penser à d’autres. Par paresse ou par manque de temps, nombreux sont les individus qui ont tout simplement renoncé à penser et confient donc ce rôle à d’autres. C’est le grand problème de la pensée : si vous ne le faites pas, d’autres s’en chargeront pour vous. Mais cet abandon de la pensée provient, il me semble, du refus de s’exposer à toute douleur, du rejet de toute violence envers soi-même qui va de pair avec l’infantilisation et l’hédonisme de notre monde. La première chose qui m’a choqué en philosophie, c’est la violence. Non pas tant la violence entre les philosophes, encore que celle-ci soit très importante (il suffit de penser ici aux controverses presque post mortem entre Malebranche et Arnauld ou plus récemment à la magnifique réponse de Derrida à Searle dans son Limited Inc.), mais la violence que l’on se fait à soi-même. Bien sûr, c’est une violence délicieuse. Mais lire Spinoza, Derrida ou même Pascal, cela suppose de s’exposer à une certaine violence, cela suppose de mettre au risque de la réflexion et au risque des penseurs les plus fins les choses que nous croyons pourtant les plus évidentes et certaines. Entrer en philosophie, c’est accepter de voir sa vie chambouler radicalement par des idées que nous sommes incapables de réfuter et que pourtant nous n’aimons peut-être pas. Or, notre société du confort et des droits refuse ce risque. Il y a ainsi un lien entre conformisme, paresse et peur. L’enseignement de l’Histoire de la pensée est bien entendu très difficile dans un tel monde qui limite l’horizon humain au fait de jouer, de jouir et de se divertir, ou comme on dit de façon aussi laide mais tellement parlante, au fait de « s’éclater ». Mais il faut continuer coûte que coûte, même si on a l’impression qu’on le fait pour de moins en moins d’étudiants ; ne serait-ce que pour eux il faut le faire.

R.M.: Selon toi, comment raviver chez les gens en général et chez les étudiants en particulier, l’intérêt pour le questionnement intérieur ou encore pour l’introspection, dans une société où l’on tend à l’autojustification et dans un monde simplifié qui voudrait nous apporter des certitudes sur tout et des solutions à tous nos problèmes ?

S.V.: Le rôle du professeur est justement de redonner le goût de cette peur de s’exposer à la pensée, de montrer qu’elle mène à une forme supérieure de désir et de plaisir. Si vous me permettez de reprendre le vocabulaire de Badiou, le monde est aujourd’hui envahi par le désir, mais par un désir pauvre qui conduit directement à des joies médiocres. Pour moi, ce qu’il faudrait faire lire à chaque étudiant en première année d’université ou même dès l’école primaire est l’Histoire d’un bon bramin de Voltaire. C’est un des seuls textes de Voltaire que j’aime, mais il est magnifique. Il raconte à peu près ceci. Un philosophe et un théologien sont dans une maison de campagne et ils voient une voisine cultiver ses légumes dans un champ proche de leur propriété. Le théologien fait alors noter au philosophe qu’à la différence des penseurs, cette femme est pleinement heureuse. Elle ne passe pas ses nuits à traduire des textes, à se demander d’où elle vient, où elle va, ou encore moins quels sont les liens causaux entre la substance première et la substance seconde chez Aristote. Le philosophe lui répond alors cette phrase terrible et délicieuse : « oui cher collègue théologien, vous avez raison, cette femme est certainement heureuse, mais ce bonheur là nous n’en voulons pas. » C’est ce qu’il faut raviver chez les étudiants, l’idée qu’il y a des joies supérieures, des joies intimes et puissantes, des joies dont Descartes nous rappelle dans Les passions de l’âme qu’elles se passent de rire (contre les rires omniprésents que nous impose la société du divertissement), et que ce sont celles-là qu’il faut aller chercher même si le chemin est long. Mais un point joue quand même en notre faveur et c’est celui de l’addiction. Qui a connu une seule fois dans sa vie le fait de comprendre une idée ou mieux encore le fait d’avoir une idée, expérimentera immédiatement que c’est une joie incomparable avec les autres. Dans son abécédaire, Deleuze exprime très bien cela en disant qu’avoir une idée c’est toujours une forme de fête, un véritable événement. Il suffit d’y avoir gouté une fois pour ne plus pouvoir s’en passer. Et d’ailleurs il ne faut pas être totalement pessimiste, il y a de nombreuses personnes en France qui en silence, hors des projecteurs, lisent et se cultivent. Bien entendu ce n’est pas eux que l’on voit sur les écrans de télévision – et pour cause, ils n’ont pas le temps d’y aller ; d’ailleurs ils n’en ont pas non plus l’envie –, mais ils existent et résistent à l’immense mouvement d’infantilisation et de divertissement généralisé qui s’abat sur la France et peut-être sur le monde.

R.M.: Venons-en à présent à discourir autour de tes livres ; tu ne comptes pas moins de 5 livres publiés et de nombreux articles à ton actif, on remarque chez toi une réelle passion pour l’écriture critique. Tes auteurs de prédilection répondent aux noms d’Alain Badiou, de René Girard, de Jean-Luc Marion, de Clément Rosset mais aussi de Baruch Spinoza, de René Descartes ou encore d’Adam Smith. Peux-tu, fort de ton expérience, nous expliciter la « ligne de tension » qui existerait entre ces différents penseurs ?

S.V.: Je ne suis pas certain de pouvoir tisser un lien entre tous ces auteurs, mais une chose est certaine, ils ont tous une conception de la philosophie qui la relie intimement à la vie, à un questionnement sur notre existence. Ce qui me surprend moi-même dans les auteurs qui m’intéressent est justement leur éclectisme. Il y a des individus qui ne jurent que par les marxistes ou bien uniquement par les idéalistes ou les postmodernes. Je préfère de mon côté puiser un peu partout. Je me souviens avoir entendu une fois une conférence de Michel Serres à l’Université de Stanford dans laquelle il affirmait qu’il y a deux types de penseurs : les sangliers et les renards. Le sanglier creuse toujours un seul et même sillon, tout au long de sa vie ; le renard, lui, va au contraire chasser dans tous les poulaillers de la région, volant de-ci de-là ce qu’il peut et surtout où il peut. Je crois que je suis plutôt du côté des renards.

Vinolo 1

R.M.: Dans ton récent livre intitulé : Alain Badiou, vivre en immortel, tu proposes une praxis qui offre les possibilités d’une réalité augmentée où le sujet social dépouillé de ses intérêts d’ordre personnel assumerait une individualité plurielle grâce à l’amour comme procédure de vérité entièrement désintéressée. Comment ce mécanisme est rendu possible au quotidien ?

S.V.: Ce que propose Badiou est passionnant. Même si je ne partage pas son maoïsme, c’est aujourd’hui est des philosophes vivants les plus intéressants avec Jean-Luc Marion. Badiou note à juste titre que le capitalisme nous propose aujourd’hui une certaine conception de la vie bonne et par conséquent une certaine anthropologie, une véritable vision de ce que veut dire vivre une vie humaine. Il nomme cela l’animal humain. Pour Badiou, le capitalisme réduit l’homme à une certaine complexité animale. L’homme est l’animal qui a inventé des façons particulièrement complexes (économie, politique, techniques, etc.) afin de défendre ses petits intérêts personnels, tout comme le fait tout animal. Et cela est particulièrement visible dans la pauvreté du désir que nous propose le capitalisme. Nous vivons dans un monde hanté par le désir et son déchaînement féroce, mais finalement, lorsqu’on regarde bien, on ne peut qu’être frappés par la pauvreté de ce désir capitaliste qui est toujours une certaine forme de reproduction du « même » et qui cherche toujours à être comblé par des objets finis. Badiou propose de rompre avec cela, sans pour autant se lancer dans une transcendance religieuse. Pour sortir de la finitude pauvre des objets de désir capitalistes, nous pourrions opter pour l’infini religieux, mais Badiou note à juste titre que c’est encore tomber dans un infini fermé, clôt. De fait, l’infini théologique a souvent été pensé comme des figures de l’Un, il est donc bien clôt, bien que ce soit dans le domaine de la transcendance. Nous avons donc à faire face aujourd’hui à deux clôtures du désir : celle de la finitude matérielle des objets et celle de l’Un transcendant. Reste alors à penser l’infini sur le plan de l’immanence, c’est là tout le programme de Badiou.

Cet infini immanent se retrouve dans quatre champs (la politique, la science, l’art et l’amour). Je ne prendrais que l’exemple de l’amour. Il n’y a d’amour qu’à l’infini. Dire « je t’aime », ce ne peut-être que dire « je t’aime pour toujours ». Personne ne peut dire « je vais t’aimer pour un mois », ni même pour un an. Bien sûr, nous savons bien que les statistiques jouent contre les couples et que les chances de se séparer sont réelles, mais malgré cela, au moment où nous disons « je t’aime », ce ne peut être que pour toujours. Or, le capitalisme aussi vante l’amour, nous le voyons partout : dans la publicité, dans les films, dans l’entreprise même (avec tout son lot de travail en équipe, d’amour pour l’entreprise, que nous sommes des amis et non pas des collègues, que mon chef est « cool », etc.). Mais regardez comme cet amour est médiocre. L’amour, pour les capitalistes, c’est toujours une certaine forme d’échange entre un fournisseur et un client. C’est ce que nous voyons aujourd’hui sur les sites de rencontres sur lesquels il faut remplir une fiche décrivant les caractéristiques de la personne que nous souhaitons rencontrer, exactement de la même façon qu’une entreprise cherche un fournisseur répondant à un certain cahier des charges. Si les partenaires remplissent leur contrat selon les conditions fixées à l’avance, le couple continuera, si l’un des deux sort des conditions fixées, la rupture frappera immédiatement. L’infini de l’amour est totalement rompu parce que chacun dit bien qu’il restera dans le couple sous conditions, si et seulement si il reçoit en retour au moins autant que ce qu’il donne, c’est-à-dire s’il n’y a pas tromperie sur la marchandise sentimentale. Cette réciprocité est la mort de l’amour et la mort de l’infini parce qu’elle est la forme même d’un vulgaire contrat. Or, tout le monde sait bien au fond qu’aimer c’est toujours aimer à corps perdu, que c’est s’exposer à un double risque : non seulement au risque d’aimer mais aussi au risque d’être aimé. Et ce risque là est la marque d’une vie qui se détache des satisfactions finies et limitées, qui s’ouvre à quelque chose qui dépasse notre petite individualité.

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R.M.: De René Girard, on connait sa théorie du désir mimétique, à savoir cette inclination naturelle de l’homme à jalouser son prochain, frustré de ne pas détenir ce qui le prive de ne pas être son semblable. Ce sentiment de désir illimité envers autrui connait des nuances dans ces manifestations. De la simple envie muette et distante, le désir mimétique à son paroxysme peut aussi se révéler mortifère. Dans ton livre, René Girard : Du mimétisme à l’hominisation, la violence différante, tu décortiques les processus d’un devenir humain. Comment peut-on rompre avec la violence engendrée par le désir de possession mimétique dans une société où l’on privilégie de façon accrue et pérenne le capital sur l’humain ?

S.V.: Ce que voit parfaitement Girard, c’est que le processus de réciprocité qui est tellement valorisé aujourd’hui – dans les économies solidaires, ou dans la vie sociale de façon générale (vous noterez par exemple que l’on dit bien en français que les invitations doivent se « rendre » et qu’elles sont donc prises dans la logique de la réciprocité) – est en fait lui-même source de violence, et que bien avant que d’avoir échangé des cadeaux ou de la reconnaissance, les êtres humains ont commencé par échanger des coups. La violence est tout aussi réciproque que les dons et les contre-dons. Il y a donc une bonne réciprocité qui est le fondement même des relations sociales et une mauvaise réciprocité qui au contraire menace les racines des collectifs. Mais le problème est bien entendu que ces deux réciprocités se hantent l’une l’autre et que personne ne peut vraiment les distinguer : l’une ne va jamais sans l’autre. Ainsi, le mimétisme est la condition de possibilité et en même temps la condition d’impossibilité de la société. C’est pour cela que le dernier livre de Girard – Achever Clausewitz – est d’une noirceur confondante. En fait, Girard pense qu’on ne sortira pas de cette violence mimétique globale et que nous allons tout droit vers la destruction totale parce que comme le disait déjà Pascal dans un texte que Girard met en exergue de son Clausewitz : « la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. » La seule sortie pour Girard serait donc une renonciation globale et radicale de tous à la violence dans une posture christique généralisée… mais nous savons bien que cela n’arrivera pas. Après tout, en renonçant à la violence le Christ l’a payé assez cher.

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R.M.: Dans ton livre consacré au philosophe Jean-Luc Marion, Dieu n’a que faire de l’être, une introduction à l’œuvre de Jean-Luc Marion, tu te penches sur la question de la donation désintéressée exercée dans le cadre d’une « philosophie de l’amour », venant rompre avec cet utilitarisme qui veut que donner pour recevoir soit le principe de tout échange. Au contraire, tu présentes des sujets dont la générosité envers autrui surabonde en actions désintéressées. Quelle est cette nouvelle réciprocité ?

S.V.: Il y a eu un débat passionnant tout au long du vingtième siècle, en France, entre la philosophie, la sociologie et l’anthropologie, sur la question du don. Ce débat se cristallise autour du problème de savoir ce que « donner » veut dire ? Mais surtout, le problème est de savoir si le fait de donner se déroule au sein d’un échange ou au contraire dans la rupture de tout échange, dans la négation de tout geste de retour. Pour Derrida comme pour Marion, Marcel Mauss confond les relations contractuelles qui créent des obligations et des relations réciproques, et le don qui est unilatéral, univoque et n’attend rien en retour. A partir de ce rétablissement du don hors l’échange, Marion construit toute une phénoménologie de la donation. Il s’agit de penser le don non seulement entre les individus, mais au niveau le plus fondamental qui est celui de la manifestation des phénomènes, de leur apparaître dans le monde. Contre toute une philosophie qui se basait sur l’être des choses, sur le fait qu’elles soient (puisque la question originelle de la philosophie prend la forme d’un « qu’est-ce que ? »), Marion propose une phénoménologie qui place en son cœur le fait que les phénomènes se donnent. Bien entendu cela a des conséquences considérables que je ne peux pas développer ici, mais c’est un questionnement fondamental de la philosophie. La secondarité de la question de l’être par rapport à celle de la donation nous oblige à repenser toute l’onto-thé-logie d’Aristote à Heidegger. Vous savez que dans la grande tradition catholique il y a tout un débat sur l’être de Dieu puisque Dieu dit lui-même – si l’on peut dire – en Exode 3,14 « Je suis celui qui Est » et que d’Anselme à Leibniz, de nombreux philosophes ont toujours essayé de démontrer l’existence de Dieu. Marion insiste au contraire sur le fait que si Dieu est amour, il est indifférent à la question de l’être et du connaître. Sur ce point conceptuel très complexe, nous avons pourtant tous l’intuition de cette précédence de la question de l’amour sur celles de l’être et du connaître, par le simple fait que nous pouvons parfaitement aimer quelqu’un qui n’est plus ou qui n’est pas encore, et que parallèlement nous ne connaissons jamais les personnes que nous aimons. Il serait ridicule d’attendre de connaître quelqu’un pour l’aimer parce que de toutes façons nous ne connaissons jamais les personnes, même celles qui nous sont proches. J’ai toujours trouvé magnifique et paradoxalement très tendre cette phrase de Rémi Brague : « cela fait quarante ans que je ne connais pas ma femme », ce à quoi je me permettrais de rajouter que ce n’est pas bien grave puisque cela fait aussi quarante ans que je ne me connais pas moi-même.

R.M.: Nous arrivons à la thématique épineuse d’éco-socialisme qui a pris en Équateur, le nom de « Buen Vivir ». Sujet à la mode, ce concept est devenu l’étendard d’un « vivre mieux » dans une société qui voudrait mettre en avant une manière de vie bucolique voire utopique, inspirée de modèles ancestraux issus de la cosmovision andine. En effet, la revitalisation du concept quichua « Sumak Kawsay » traduisible en français par « plénitude de la vie », engage tous les individus d’une société à se réconcilier avec la Terre-Mère (Pachamama) pour atteindre un équilibre économico-social, synonyme de développement durable. Pour parvenir à cette « hygiène », il devient obligatoire de refreiner notre consommation et de briser les chaines de l’égoïsme. Dans ton essai, El utilitarismo aneconómico del buen vivir, tu t’attèles à déconstruire ce terme quelque peu écran. D’abord, tu dresses un état de la question du capitalisme, des tenants aux aboutissants. Puis, tu introduis le « Buen Vivir » comme une alternative à ce système, en appelant à la prise de conscience individuelle, auspice du rétablissement du pouvoir politique sur le pouvoir économique. Quelles sont les limites à ce « tour de force » ? Peux-tu nous livrer tes perspectives quant à ce modèle et l’inscrire dans un schéma qui viendrait rompre avec la conception dominante de la société, c’est-à-dire la recherche chryso-hédoniste ?

S.V.: Cette affaire du « Buen Vivir » (ou Sumak Kawsay en Quichua) est passionnante. Dans un premier temps on ne peut que saluer la volonté d’un gouvernement et de tout pays de se demander tout simplement à quoi sert la politique et ce que nous pouvons attendre d’elle. Il s’agit en quelque sorte de repenser le vivre-ensemble et de savoir ce que nous priorisons dans le collectif, ce qui relève de l’individu et ce qui relève de son environnement au sens large du terme. Bien sûr, en un sens, tout le monde ne peut qu’être d’accord avec cette initiative puisque nous savons bien que les indicateurs macroéconomiques d’un pays ne reflètent absolument pas le niveau de vie de ses citoyens ni le fait de savoir s’il fait bon y vivre. Nous savons que le modèle capitaliste qu’accompagne politiquement celui des démocraties représentatives est à bout de souffle. Je suis donc tout à fait favorable au fait de repenser non seulement la politique mais le politique lui-même ainsi que les fondements du collectif. Malheureusement, pour ce faire, il faut être à la hauteur et le moins que l’on puisse dire est que le « Buen Vivir » a des problèmes conceptuels immenses qu’il n’a pas pu, pour l’instant, résoudre. Il faut dire que l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit non seulement de penser une nouvelle politique, mais en plus une nouvelle place de la politique par rapport à l’économie et aux autres activités humaines. Je ne peux pas reprendre ici toutes les difficultés soulevées mais je vais quand même en prendre deux ou trois pour illustrer ce que je veux dire. D’abord, la longue tradition philosophique nous a enseigné un point d’une très grande importance : lorsque tout le monde est d’accord pour faire l’éloge d’un concept, c’est évidemment que personne ne le comprend de la même façon. Aujourd’hui c’est le cas par exemple pour le concept d’égalité. Vous noterez que personne n’est en faveur de l’inégalité, tout le monde prône l’égalité comme valeur fondamentale de la politique. Mais si cela est possible, c’est bien parce que personne ne parle de la même chose. Cuba est bien entendu pour l’égalité (mais de conditions), les États-Unis qui pratiquent les quotas ethniques sont aussi pour l’égalité (des chances), la France enfin est aussi pour l’égalité (mais l’égalité stricte des seuls droits). Ainsi tout le monde peut vanter l’égalité et pourtant parler de trois choses radicalement différentes et construire trois sociétés incompossibles. Il en va un peu de même pour le Bien Vivre parce que tout le monde souhaite bien vivre et que toutes les théories politiques, religieuses ou philosophiques proposent une certaine vision de ce que veut dire bien vivre. Après tout le marxisme propose bien au prolétaire une solution pour bien vivre en se libérant de l’oppression et de la domination, de même que le fait la psychanalyse qui nous promet une meilleure vie en nous libérant de nos blocages affectifs, ou même le christianisme par la rédemption. Tout le monde donc, propose des théories du bien vivre et le problème est bien de savoir quelle est la meilleure et surtout pourquoi ? L’Équateur se lance ainsi, avec sa proposition de « Buen Vivir » face à des adversaires pour le moins puissants et il n’est pas aisé de les réfuter pour s’imposer à eux.

Mais prenons deux points précis pour montrer les difficultés du « Buen Vivir ». Dans le Plan Nacional para el Buen Vivir 2013-2017, les auteurs affirment sans cesse que « bien vivre » suppose de vivre en harmonie avec la Nature. C’est d’ailleurs un point fondamental qui se traduit dans la Constitution équatorienne par le fait que la Nature y est décrite comme un Sujet de droits, ce qui est assez unique et pose de nombreux problèmes juridiques ; cela se reflète aussi dans le concept de « Pachamama » qui provient d’une conception précolombienne mais aussi bien traditionnelle de la Nature comme « mère Nature ». Ici encore, tout le monde ne peut qu’être d’accord en ce que personne ne se donne comme projet de détruire la Nature intentionnellement. Nous sommes tous pour une certaine harmonie avec la Nature. Mais comme d’habitude les problèmes commencent lorsque l’on se demande ce que veut dire « être en harmonie » et pire encore ce que veut dire « Nature ».

Plan Nacional del Buen Vivir

Le problème est d’autant plus dur que s’il y a bien un système qui n’a cessé d’affirmer qu’il était le meilleur parce qu’il est celui qui est le plus en adéquation avec la Nature, c’est paradoxalement…le capitalisme. Dans la longue histoire du combat entre marxisme et capitalisme, les capitalistes ont toujours utilisé l’argument de la Nature et l’idée selon laquelle si le capitalisme est meilleur c’est parce qu’il pense les hommes tels qu’ils sont, les hommes réels, naturels, alors que le marxisme se propose de penser à partir d’un homme rêvé, fantasmé et pour tout dire dé-naturé. Mais même au niveau épistémologique, les deux systèmes relèvent proprement de ce que l’on appelle la systémique ou la complexité. Dans les deux cas, le micro-niveau chaotique produit un ordre macroscopique. Si nous regardons la Nature au niveau microscopique nous voyons une lutte acharnée de pratiquement toutes les entités biologiques. Tout n’y est pratiquement que lutte pour sa propre survie. Or, si nous regardons cette même Nature, mais cette fois au niveau macroscopique, nous voyons que la multiplicité de toutes ces luttes microscopiques produit un système en équilibre, qui nous donne l’impression d’une grande harmonie. Il en va de même sur le marché. Tous les agents sont en lutte les uns contre les autres et ne pensent qu’à défendre leurs intérêts individuels. Pourtant, au niveau macroscopique du marché dans son ensemble nous voyons un certain équilibre apparaître, une certaine harmonie. C’est bien pour cela que dans des cours de microéconomie il est toujours question de différenciation, de compétition et de concurrence alors que les cours de macroéconomie ne parlent que d’équilibre. Ainsi, encore une fois, même au niveau épistémologique, il est probable que le système le plus en adéquation avec la Nature soit le capitalisme. Comment donc proposer sortir du capitalisme en proposant une société en harmonie avec la Nature ? Jamais le « Buen Vivir » ne répond à cela.

Le problème de l’harmonie avec la Nature présente aussi des problèmes politiques et surtout celui de l’articulation de l’harmonie avec la Nature et de la démocratie. Les Grecs avaient déjà pensé que la vie bonne était la vie en harmonie avec la Nature – avec l’ordre du Cosmos – mais c’est pour cela qu’ils étaient en grande partie contre la démocratie. Platon et Aristote dénoncent tous deux la démocratie au nom de la Nature et l’on comprend facilement pourquoi. La Nature présente des hiérarchies inamovibles et incontestables. On ne connait pas de syndicats d’abeilles, ni de votes dans les meutes de loups pour savoir qui va diriger le groupe. En quelque sorte, la démocratie est l’antinature par excellence, c’est d’ailleurs pour ça qu’elle scandalise beaucoup de gens encore aujourd’hui. Or, comment concilier un système politique qui prône l’harmonie avec la Nature avec un désir de démocratie radicale ? A nouveau, les 600 pages du Plan Nacional para el Buen Vivir ne proposent pas de réponse à cette question, et il en va de même sur de très autres nombreux concepts.

Je suis donc partagé sur ce projet qui d’un côté présente le mérite de poser les questions les plus fondamentales de la politique et nous libère des idées reçues et de la pensée dominante en Europe, mais d’un autre il laisse en suspens de nombreuses difficultés conceptuelles qu’il se doit pourtant de résoudre s’il veut pouvoir se hisser au niveau du capitalisme, du marxisme ou de n’importe quelle proposition de pensée un peu substantielle.

R.M.: L’entrevue touche à sa fin, nous te remercions de ces quelques éclaircissements que tu nous as donnés avec force de propositions et conviction. Du reste, nous te souhaitons tous nos vœux de continuation dans ta volonté de repousser toujours plus loin les frontières de la pensée, en espérant que tu puisses encore nous éclairer sur des sujets qui doivent être considérés aujourd’hui plus que jamais comme des exigences.

S.V.: Merci à vous et longue vie à Mito!


Mito | Revista Cultural Nº 19 Marzo 2015
« Conversation avec Stéphane Vinolo :
entre philosophie et Buen Vivir »
JOSÉ SARZI AMADE, et LEONOR TAIANO CAMPOVERDE
http://revistamito.com/conversation-avec-stephane-vinolo-entre-philosophie-et-buen-vivir/
24 de marzo de 2015

José Sarzi Amade

José Sarzi Amade

José Sarzi Amade (1983) es un investigador de estudios italianos. La mayor parte de sus publicaciones están dedicadas a la evangelización del África subsahariana durante el siglo XVII. Además, ha realizado varias investigaciones sobre arte, cine y literatura, entre las que destacan sus escritos sobre Antonello da Messina, Federico Fellini, Pier Paolo Pasolini, Gianfrancesco Gemelli-Careri y el arquetipo del Graal.

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